Texte II
Bien des experts, par exemple, suivant une tradition anglo-germanique, désignent sous le terme de culture(s) les façons d'être et les goûts, les comportements et les modes de vie qui singularisent les groupes sociaux et font leur génie particulier. Dans la tradition latine, au contraire, le même mot désigne plutôt ce qui est civilisation pour les Allemands : un ensemble de valeurs, généralisables et exportables, qui peuvent se communiquer d'un peuple à l'autre au nom de la raison universelle. Cette distinction en recoupe une autre, qu'on aurait tort de croire académique: assez lâchement défini comme tout ce qui se transmet socialement, c'est à l'opposé du naturel que se situe le culturel (...). Pour accroître encore les divers risques de quiproquo, les Européens se réfèrent selon les cas, plus ou moins explicitement, à trois conceptions du culturel dont la coexistence est malaisée. Ainsi faudrait-il distinguer :
- Un modèle patrimonial, ou qu'on pourrait nommer tel, parce qu'il assimile la culture à une richesse héréditaire. Composée de monuments et de documents qu'il importe de préserver, la culture constitue un patrimoine qui se reçoit et se lègue ; comme le suggère bien la métaphore, elle relève moins de l'être que de l'avoir. Quantifiable et mesurable, le domaine du culturel exige alors une politique qui en assure l'intégrité ; redoutant l'innovation, tant interne qu'étrangère, ce système refuse la dialectique comme facteur de changement.
- Un modèle biologique, impliquant que la culture fonctionne à l'instar d'un organisme. C'est de "vie culturelle" qu'on parle alors, et l'on admet qu'elle évolue ; endogènes ou exogènes, le système tolère des variations, dès lors qu'elles ne menacent pas sa santé. Plus souple, ou apparemment moins xénophobe, une telle conception achoppe pourtant sur les "seuils de tolérance".
-Un modèle dialogique, illustré notamment par Edgar Morin (Penser l'Europe, 1987). Sous cet éclairage plus contrasté, notre culture se définit comme incessante confrontation de courants antagonistes : "Ce sont les interactions entre peuples, cultures, classes, États qui ont tissé une unité elle-même plurielle et contradictoire. "En elle-même, comme dans ses rapports avec le monde, la culture européenne met en œuvre une dialectique, une volonté de dialogue, une autonégation radicale qui interdisent de la concevoir comme une réalité stable et fixe ; loin de la présenter comme une accumulation de valeurs, il faut alors la décrire comme un perpétuel "tourbillon", ou comme un "chantier tumultueux".
Il semble que le premier de ces modèles soit adopté de préférence par les fonctionnaires de la culture ; le deuxième, par une majorité de citoyens ; le troisième, par une minorité d'intellectuels. Grossière mais commode, telle est la tripartition que l'on suivra dans le cours de l'exposé ; moins pour simplifier les problèmes que pour suggérer leur gravité. Car, si les Européens d'aujourd'hui s'interrogent tant sur leur culture, s'ils prêtent tant d'attention à son histoire, s'ils diversifient à ce point les voies d'approche et les modèles explicatifs, c'est aussi parce qu'elle suscite de croissantes inquiétudes.
Quels rapports entretiennent le naturel et le culturel ?